
Peu de livres arrivent à décrire une société contemporaine en ayant une solide compréhension de son histoire, la capacité de se détacher de son regard occidental le tout illustré de photos d’une qualité artistique indéniable. Mathias Depardon a trouvé la bonne formule dans “Transanatolie” aux Editions André Frère
Le travail au long court de Mathias Depardon avait été exposé au Musée des Archives en 2017 et avait été remarqué par Françoise Nyssen, alors Ministre de la Culture , le “Reportage à la croisée de l’art et du documentaire“, cette exposition “est un hommage rendu au magnifique travail de Mathias Depardon, ainsi qu’au pays qu’il montre à travers lui“, Ce livre, accompagné des textes de Mathias Depardon, Guillaume Perrier et Hamit Bozarslan referme cinq année de pérégrination dans l’ancien empire ottoman.

Mathias Depardon découvre la Turquie pour la première fois en 2010 lorsqu’il y suit des migrants syriens dans le cadre d’un reportage, mais c’est deux années plus tard, lorsqu’il s’installe à Istanbul et parcours l’Azerbaïdjan, les Balkans, le Caucase qu’il comprend l’influence turque dans la région et décide de l’explorer en profondeur.
Il parcours alors l’ancien empire Ottoman au grès des reportages, accumule photos et témoignages, en saisis le tiraillement entre passé et modernité, entre ouverture et replis, sur un territoire propice aux conflits ethniques et écologiques, aux catastrophes naturelles et politiquement instable.
La construction d’une nouvelle Turquie sur les ruines de l’empire Ottoman

« De Hatay (province turque proche de la Syrie) au Maroc (…), pour nous, il ne s’agit pas d’autres mondes, mais de morceaux de notre âme » Recep Tayyip Erdogan (2016)
Le fantasme d’un nouvel empire Ottoman, Mathias en saisit les fondations que ce soit dans les constructions des grands immeubles à Istanbul, des stations balnéaires le long de la mer Noire, jusqu’au pâturage bientôt engloutis en Mésopotamie. Partout la même frénésie de construction.
« C’est, pour Ankara, une manière de se réapproprier le territoire et de le façonner à son image, cette image se veut islamique, moderne, avec des lieux de culture qui mettent en avant le néo-ottomanisme ».
Mathias Depardon
Cette volonté de réappropriation d’une identité Ottomane “volée” lors de la dispersion de l’empire après la première guerre mondiale, est particulièrement forte et attisée par l’utilisation d’un soft power par le pouvoir turc, diffusion de la langue et de la culture, aide au développement économique et à l’émancipation politique, tout est fait pour recoller les morceau d’un puzzle.

« Lorsque j’étais sur place, je sentais un vrai tournant dans la région. Pouvoir vivre cette période, et la documenter allait être une source d’enrichissement intérieur extraordinaire. »
Le président turc Recep Tayyip Erdoğan au pouvoir depuis 2003, à parfaitement saisis la formidable opportunité qui s’offrait à lui replacer son pays au centre de l’échiquier régional voire mondial. L’effondrement des structures politiques et sociétales des pays voisins, la possibilité d’utiliser les réfugiés comme moyen de pression face à l’Europe, le désir d’identification à un rêve plus grand pour les millions de turcophones vivant loin de la “mère patrie”.

Mathias Depardon décrit aussi un pays écartelé entre réminiscences impériales et envie de goutter au fruit de la modernité, entre le désir de liberté véhiculé par l’occident et le confort sécuritaire modélisé par la Chine et la Russie. Les séries et les films idéalisant un empire tout puissant et réécrivent l’histoire, internet permettant de les diffuser depuis le “coeur” qu’est Istanbul jusqu’en France et en Asie centrale, lointaine terre d’origine du peuple turc, créant un sentiment d’identité commune.
Chaque image du livre est à lire à différents niveaux selon sa connaissance et son intérêt pour la géopolitique, certains seront bercés par la nostalgie qui se dégage des paysages et des portraits, d’autres verront derrière telle construction ou tel détail la construction d’une ambition plus grande.

C’est aussi la force de ce livre, nous donner les cartes en mains pour mieux comprendre la situation, Mathias Depardon n’est pas dans la démonstration d’une opinion comme cela est souvent le cas lorsqu’un sujet aussi sensible est traité en surface par le prisme occidental. Au contraire, les photographies sont sincères, sans effets trompeurs, sans jugement primaires.

Pour amener plus de profondeur au propos, il s’est entouré de Guillaume Perrier, journaliste, et Hamid Bozarlan, historien spécialiste de la Turquie et de la question kurde, qui nous apportent un éclairage à la fois historique et conjoncturel.
Le livre est superbement édité par André Frère qui à, comme à son habitude, fait en sorte de mettre en avant le travail de son auteur. On remarque immédiatement les détails sur la couverture et la tranche. Un livre qui séduit autant par son aspect esthétique que par la justesse de son propos.
Transantolie, éditions André Frère, 45€, 208 p.


